Anapa, un voilier nommé désir – épisode 12

Forte Velho

À la suite de la déficience électrique d’Anapa, Pascal attend toujours ses artisans. L’électricien doit venir aujourd’hui, peut-être.

Nous avons décidé d’aller visiter un village Forte Velho  au bord du fleuve, sur l’autre rive. En fait, nous sommes dans un immense delta parsemé d’îles et de mangroves. Tous les jours, et plusieurs fois par jour, des pirogues motorisées partent de Marina Jacaré pour se rendre sur l’autre rive et font le va et vient toute la journée. Cette partie de territoire est tellement isolée que la pirogue est le moyen le plus simple pour s’y rendre.
C’est une région agricole où est cultivée la canne à sucre, principale source de biocarburant. Le Brésil est un des plus gros producteurs de ce type de carburant appelé “bio”. Certes il n’est pas issu d’énergie fossile, donc il s’est acheté une étiquette écologique. Mais il ne faut pas oublier que pour la culture intensive des cannes à sucre destinées au carburant, des milliers d’hectares de forêt tropicale primaire sont rasés. À la fin de chaque récolte les champs de cannes sont brûlés pour laisser place nette, en détruisant au passage toute la faune locale.

La pirogue qui va nous conduire dans un autre bras du delta est échouée sur la plage le long du fleuve. Elle est couverte d’une toiture bâchée où sont suspendus des gilets de sauvetage d’un autre âge. Mais soyons rassurés, ils sont là.
Quand les passagers sont à bord, le pilote démarre le moteur. Une sangle est enroulée, bien serrée autour de l’arbre puis le capitaine tire d’un coup sec et le moteur démarre. Enfin, il tousse, crache hésite pour finir par lancer la pirogue en marche arrière vers le milieu du fleuve. L’ hélice, toute petite, est au bout d’une longue tige de fer. Pour arrêter l’élan du bateau, il suffit de sortir l’hélice de l’eau et de repartir en marche avant.
Ce moyen de transport n’est pas destiné aux touristes. C’est un transport en commun qui conduit les travailleurs des zones isolées du delta vers les deux grandes villes proches. Jacaré d’une part mais surtout Joao Pessoa qui compte autant d’habitants que Marseille. Nombreuses parties du delta ne disposent pas de route pour se rendre en ville et la pirogue est le seul moyen d’aller travailler pour les populations de ces zones isolées.
Plusieurs zones du delta sont desservies par ces pirogues. Quand nous arrivons à destination, des dizaines de motos sont stationnées sous les arbres. Les travailleurs de ces endroits reculés les ont utilisées pour se rendre à l’embarcadère.
Nous pourrons voir, plus loin sur la route, que la moto est un moyen de transport familial. Le pilote qui conduit l’engin, derrière lui, sa femme et devant, entre ses bras, un enfant dont les jambes pendent dans le vide. Personne ne porte de casque, on fait confiance à la bonne fortune. Il faut dire que les motos semblent être en assez bon état.

Nous nous rendrons au village voisin, Forte Velho, à pied en longeant une route sur cinq ou six kilomètres. Il y a très peu de circulation. De temps en temps, on entend le bruit d’un moteur, au loin. Il s’amplifie pour devenir assourdissant puis disparaît.
Et puis, au bout de la route, une charrette à bras attelée d’un âne apparaît. Elle est chargée de noix de coco, certainement destinées aux bars de plages où l’on consomme l’eau de coco à même la noix.
De la route partent de nombreux chemins piétonniers qui s’enfoncent dans la forêt tropicale. Quelques fois, un homme en sort avec un gros sac de noix de coco sur l’épaule et une machette dans la main. Il traverse la route et s’enfonce dans le feuillage qui paraît être inextricable, sauf pour lui.
De nombreux oiseaux se font entendre tout au long de la route et des fleurs magnifiques tâchent la végétation de couleurs éclatantes. Au-dessus de toute cette verdure, l’ombre des palmiers et des cocotiers porte leur silhouette sur la route. Juste quelques traits d’ombre entrecoupés de lumière aveuglante et d’un soleil écrasant. Pas assez d’ombre, malheureusement pour que nous puissions marcher sans être accablés par la chaleur du soleil. Sur le sol, nous pouvons ramasser des mangues et des corossols bien mûrs que nous mangeons sur le champ.
De petites maisons longent la route de proche en proche. Devant chacune d’elle, un cheval est attaché sur un grand espace de végétation qui semble satisfaire son appétit. Ils ont l’air d’être en forme et ne manquer de rien, si ce n’est d’un peu de liberté. Certains tirent un peu sur leur longe pour se mettre à l’ombre. Nous ne sommes pas les seuls à avoir chaud.

Nous finissons par arriver dans le village de Forte Velho qui ne présente pas un intérêt particulier. Sur les conseils de voisins de ponton, nous essayons de trouver un restaurant local, mais il semblerait que tout le monde ait déserté le village. De nombreux petits troquets nous présentent porte clause. C’est peut-être un jour creux, sans visiteurs attendus. Je crois que nous mangerons mieux ce soir.
En arrivant sur la place centrale, nous rencontrons un groupe d’hommes qui balayent et débroussaillent les lieux. Ils sont une bonne vingtaine à travailler sous cette chaleur de plomb.
On nous avait conseillé de prendre un bus pour retourner à l’embarcadère mais les rares locaux à qui nous demandons des conseils sur les horaires des bus ont des réponses totalement différentes jusqu’au dernier qui nous dit qu’il n’y a pas de bus et que la seule solution est de rentrer à pied.
L’allée vers le village a été un enchantement de découvertes. Ce Brésil là nous semble vraiment authentique, loin des touristes et des visiteurs avides de cartes postales. Mais, honnêtement, le retour à pied sur les cinq ou six kilomètres, dans une chaleur encore plus lourde que celle du matin, nous effraie un peu. Non, beaucoup.
Une tentative d’appeler un taxi est rapidement réduite à néant. Trop loin de tout, aucun ne veut venir.
Le chef des balayeurs nous voit bien démunis et nous propose de nous ramener à l’embarcadère dans leur bus si nous acceptons d’attendre la fin de leur travail. Impossible de laisser passer une telle proposition. Après une heure d’attente, les hommes se rassemblent sous le même arbre que celui où nous sommes réfugiés. Nous espérons pouvoir repartir bientôt. Et bien non. Tout le monde s’assoit, s’allonge, s’étire et se repose certainement pour attendre la fin de la journée de travail. Nous sommes prêts à attendre le temps qu’il faudra pour ne pas rentrer à pied. Enfin, le contremaître me donne une grande claque dans le dos et nous fait signe de monter dans le bus. Le bus ! Il n’en est pas à son premier voyage et nous espérons que celui qui nous ramène ne soit pas son dernier. Il est assez vaillant pour nous conduire à bon port et voilà l’embarcadère au bout de la route.
Près des pirogues échouées, une terrasse avec une table semble servir des repas. Quand nous approchons, un vieil homme arrive avec une table, puis des chaises, des couverts et tout le nécessaire pour manger. En quelques minutes, sans que nous ayons échangé un mot, il nous sert un gros bol de crevettes avec une sauce délicieuse. C’est tellement bon que nous en prenons un autre, et le vieil homme est tellement heureux de nous voir ainsi, repus, qu’il nous porte des mangues de son jardin. Il en remplit notre sac et nous avons toutes les peines du monde à en refuser quelques-unes. 

Quelle belle rencontre que cet homme si fier de sa cuisine, de son pays qu’il nous montre une telle reconnaissance juste parce que nous nous sommes délectés de ce qu’il nous propose. Il a l’air heureux que nous soyons là chez lui, nous des étrangers de passage dont il n’a rien à attendre de plus que le plaisir de partager un moment et des grands sourires amicaux.

L’heure est venue de le quitter, avec regrets, et d’embarquer sur la pirogue pour retourner à Marina Jacaré.

Le retour est serein, à la tombée du jour, sur le fleuve immense. Peu de passagers à cette heure-ci. Les locaux attendent de l’autre côté du fleuve pour rentrer chez eux.
Nous longeons la mangrove dans des bateaux d’un autre temps, quand au détour du fleuve, Joao Pessoa jette ses gratte-ciel toujours plus haut, au loin, au-dessus des arbres aquatiques. Brésil d’hier et d’aujourd’hui.
Combien de temps encore pourra-t-on voir les deux aspects de ce pays ? Combien de temps encore des populations accepteront de vivre isolées de la grande ville, dans une zone si reculée que l’accès en reste difficile?
J’espère que le confort charmeur et attirant de la grande ville ne va pas désertifier ces belles campagnes où quelques agriculteurs font pousser la canne tout en détruisant leur environnement.

“Ils quittent un à un le pays, pour s’en aller gagner leur vie…..”. Nous avons l’impression d’être à cette charnière inévitable où la modernité et ses miroirs aux alouettes sont les plus forts. Où chacun veut vivre le confort, le progrès et la facilité de la ville au détriment de la paix de la campagne.
À moins que, comme chez nous, la plupart de la population ne soit déjà claquemurée dans les contraintes urbaines.

Il est vrai, que les touristes, visiteurs que nous sommes, sont plus séduits par la découverte des champs de cannes à sucre et les cocotiers. Il est vrai que les touristes que nous sommes sont plus attirés par les grandes étendues de verdure et de fleurs que par les gratte-ciel. Cette confrontation à la trépidante ville est d’autant plus violente que nous avons passé des jours et des nuits à observer l’immensité de l’océan.

Au fait, Pascal est resté au bateau pour attendre les artisans. Ils ne sont pas venus. Nous sommes au Brésil. Ils viendront demain. Où un autre jour. Mais ils viendront, c’est sûr.

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